Faut-il un droit pour se faire oublier ?

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N° 327 - Publié le 7 janvier 2015
© Cc by Viktor Hanacek
Photos, informations obsolètes ou compromettantes, comment faire oublier les données personnelles entrées dans la mémoire d'Internet.

Des juristes et des informaticiens rennais ont étudié la pertinence d’un droit à l’oubli numérique. Ils ont remis un rapport aux députés français.

Nous avons tous des épisodes de notre vie qu’on préférerait oublier... et faire oublier aux autres. Des photos embarrassantes, une condamnation judiciaire, ou tout simplement des informations que l’on juge dépassées. C’est une réaction normale. Pour les psychiatres, l’oubli peut être perçu comme une faculté qui permet la reconstruction. Mais aujourd’hui, il est difficile de se faire oublier. Internet a développé une mémoire qui semble illimitée. Numérisées, les informations circulent partout dans le monde et sont enregistrées, analysées par des dizaines de millions d’internautes potentiels.

Sensibiliser les jeunes

Pour faire face à ce phénomène, les pouvoirs publics essaient de sensibiliser les jeunes au bon usage d’Internet. Mais ils peuvent aussi utiliser la loi pour défendre les droits des citoyens. Depuis 2012, la Commission européenne a ouvert le débat sur une proposition de règlement dont l’article 17 porte sur le droit à l’oubli et à l’effacement. Dès 2009, le Parlement français a entamé une réflexion sur le sujet. Un Groupement d’intérêt public (GIP) rassemblant des chercheurs s’est formé pour lui apporter un éclairage. « La question centrale était : peut-on définir le droit à l’oubli comme un nouveau droit autonome, ou bien est-il déjà assuré par ce qui existe ?, explique Maryline Boizard, enseignante-chercheuse à l’Université de Rennes 1, responsable scientifique du projet. Pour cela, il a fallu le définir. » Pour les juristes, ce serait donc la possibilité de soustraire à la mémoire collective des informations concernant une personne. « Mais cela ne peut pas être un droit absolu, c’est-à-dire sans limite. Il est bordé par le devoir de mémoire, le droit des tiers à l’expression... »

Un non-sens informatique

L’un des obstacles, non des moindres, c’est qu’un tel droit est techniquement impossible à faire appliquer. « Pour un informaticien, le droit à l’oubli total n’a pas de sens, précise Sébastien Gambs, de l’Université de Rennes 1 et Inria, qui participe au projet. Cela va à l’encontre de la nature même de la machine. Le coût de la mémoire diminue d’année en année, et il est déjà difficile d’effacer définitivement des données d’un ordinateur. Alors quand l’information est rendue publique : chacun peut faire des copies qu’il distribue. » Même si chacun des acteurs était de bonne volonté et prêt à effacer un fichier, encore faut-il pouvoir retrouver toutes les occurrences de ce dernier, sur le cloud, dans les mémoires caches des ordinateurs... Autant dire une mission impossible ! « Il serait par contre possible d’implémenter un droit à l’oubli partiel, en prévoyant qu’une donnée s’efface au bout d’un temps prédéfini, mais il faut le prévoir dès la conception du système d’information. »

De l’oubli à l’effacement

« Aujourd’hui, il existe deux dispositifs qui permettent déjà de répondre, poursuit Maryline Boizard, notamment pour les contenus illicites : le droit à la vie privée et la protection des données à caractère personnel. On peut également actionner d’autres leviers, comme le droit d’auteur ou la diffamation. » Un droit à l’oubli concernerait alors les contenus licites.

« Mais dans ce cas, il n’y a aucune raison d’obtenir l’effacement s’il n’y a pas d’atteinte à la vie privée, car la liberté d’expression et le droit à l’information s’y opposent. Par contre, il est possible de lutter contre l’accessibilité de l’information, de s’opposer au profilage. » Le profilage, c’est le fait de recueillir des données publiques mais à caractère personnel lorsque l’on entre le nom d’une personne dans un moteur de recherche. En mai, la Cour de justice de l’Union européenne a statué sur une affaire concernant la plainte d’un homme qui estimait que des informations datant de 1998, toujours en ligne, lui portaient préjudice. Finalement ce sont les moteurs de recherche - ici Google Spain - qui ont été reconnus “responsables du traitement des données à caractère personnel qui apparaissent sur des pages web publiées par des tiers”, et sommés de déréférencer.

Le géant américain a-t-il pris peur ? Le 30 mai, il proposait un formulaire de désindexation. Trois jours plus tard, 40000 demandes avaient été remplies. Mais qui va arbitrer la décision ? « Il est très dangereux qu’un opérateur privé décide de l’accessibilité à certains contenus. Il faudrait exiger que l’arbitrage soit assuré par une commission indépendante, mais il ne semble pas que l’on parte sur cette piste. » Quelle puissance peut avoir le droit ? La Cour de justice de l’Union européenne a posé comme limite la pertinence de l’information pour le public. Mais cela signifie qu’une personne publique n’aura pas les mêmes droits que les autres citoyens. Et surtout, qu’est-ce qui définit une personne publique ? De même est-il possible d’annuler le déréférencement si une personne devient publique, afin de retrouver des informations passées ?

Trouver le bon arbitre

Autant de questions soulevées par cette réflexion et qui inquiètent les historiens notamment. Si, dans leur rapport, les scientifiques penchent pour cette solution d’effacement des liens, également retenue dans la proposition européenne, sur les critères du droit existant, ils mettent en garde contre les dérives et les conditions d’applications. Le règlement européen est toujours en discussion, sans échéance de finalisation. Quant aux députés, le rapport leur a été remis (il doit être publié en début d’année), ils pourront prendre une décision si le calendrier européen est trop long.

Participez au débat


Le 6 mars prochain, un colloque sur le droit à l’oubli est organisé à l’Université de Rennes 1. Par ailleurs, le consortium de recherche breton B-Com a ouvert un espace d’information et de débat, baptisé <x>perience. Et a choisi de traiter en premier lieu du droit à l’oubli. Vous trouverez sur le site de l’information (essentiellement en anglais), mais aussi un espace pour apporter votre réflexion, vos remarques. Et vous, que vousdriez-vous oublier ?

http://b-com.com/en/xperience
Céline Duguey

Maryline Boizard
maryline.boizard [at] univ-rennes1.fr (maryline[dot]boizard[at]univ-rennes1[dot]fr)

Sébastien Gambs
sebastien.gambs [at] irisa.fr (sebastien[dot]gambs[at]irisa[dot]fr)

 

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