Elles ne veulent plus grandir

N° 327 - Publié le 7 janvier 2015
© Fred Dufour / AFP
Le comportement de restriction n'est pas à prendre à la légère à la puberté. À Rennes, une équipe de psychanalystes, nutritionnistes, pédiatres et médecins généralistes peut être sollicitée.

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Décodée par les psychanalystes, l’anorexie est une façon de dire non au corps qui change et aux nouvelles normes.

Le constat est clinique : l’anorexie chez la jeune fille est en augmentation en France depuis une dizaine d’années. Chercheuse en psychologie clinique à l’Université Rennes 2(1), psychologue et psychanalyste, Emmanuelle Borgnis Desbordes est aux premières loges et le confirme. Dans l’intimité de son cabinet du centre-ville, elle reçoit régulièrement des jeunes filles avec des comportements anorexiques (toutes n’iront pas vers l’anorexie). En outre, elle ne travaille pas toute seule, mais avec un service de pédiatrie et en collaboration avec des nutritionnistes et des médecins généralistes. « Cette façon que nous avons de travailler à plusieurs avec chacun notre domaine de compétence, autour des jeunes filles anorexiques, est guidée par des recherches menées avec quelques collègues de l’université et avec d’autres cliniciens qui en reçoivent, explique-t-elle. Nous sommes convaincus que l’anorexie n’est pas seulement un problème de comportement alimentaire. La psychanalyse ne vise donc pas à rééduquer un comportement, mais favorise la relation à l’autre afin que le sujet s’autorise à dire ce qui le traverse et l’angoisse. »

Un monde où tout pousse à grandir

Qu’exprime le corps ? Pourquoi ce comportement, qui n’est pas nouveau, se répand-il dans les pays industrialisés ? Pourquoi touche-t-il plus souvent les jeunes filles ? Emmanuelle Borgnis Desbordes apporte son éclairage. « Nous parlons ici des anorexies de la jeune fille à la puberté, période de remaniement psychique et corporel qui échappe à tout contrôle... Mais l’ère du temps est plutôt à la maîtrise ! Il n’est donc pas étonnant que l’anorexie puisse être en inflation... »

Autre phénomène, confirmé par les pédiatres, la puberté se déclenche de plus en plus tôt, autour de dix ans (parfois même six !). « Nous vivons aujourd’hui dans un monde où tout pousse à grandir : on parle aux enfants beaucoup plus qu’avant ; les rapports parents/ enfants sont plus étroits, on assiste à un nivellement générationnel, les enfants sont précipités dans une puberté et un monde pour lesquels ils ne sont pas toujours prêts... » Par ailleurs, avec Internet et les réseaux sociaux, les jeunes ont accès de plus en plus tôt aux images d’une sexualité débridée qui ne les rassure pas et à des images à contenu d’ordre pornographique. « Le tout fait qu’il existe un décalage énorme entre ce que ressent et vit un enfant de dix ans et le monde dans lequel il est projeté, poursuit la psychanalyste. Dans les cas d’anorexie sévère, où la courbe de poids et la courbe de croissance s’arrêtent, la jeune fille exprime un refus de grandir. L’anorexie est une façon de dire non aux injonctions de rapports sexuels de plus en plus précoces si propres à notre époque, de dire non à une “jouissance débridée” qui peine à trouver limitation. »

L’âge de la puberté - l’adolescence - se traduit aussi par des comportements spécifiques de groupe. Nos adolescents se regroupent entre garçons, entre filles, au nom des idéaux de leur âge et de leurs goûts. Aujourd’hui, chaque adolescent cherche son groupe d’appartenance et met tout en œuvre pour ne pas en être exclu. Dans le monde d’aujourd’hui, il faut se montrer, à l’image de l’univers de la mode où défilent des corps maigres en série.

Le concours du tour de cuisse

« Connaissez-vous l’accessoire que l’on trouve actuellement dans les sacs à main des jeunes filles ? Interroge Emmanuelle Borgnis Desbordes. Des mètres de couture ! Pour mesurer leur tour de cuisse... » Et si son tour de cuisse n’est pas “réglementaire”, une adolescente peut se voir exclue d’un groupe. Une pression sociale qui peut conduire à l’isolement. Or, l’isolement est souvent un des premiers signes de souffrance chez les adolescents et est très souvent observé chez les jeunes filles anorexiques qui progressivement s’enferment dans leur bulle, leur comptage de calories et leur balance.

L’anorexie n’est décidément pas une simple “maladie”. Elle est le symptôme de ce qui cherche à se dire sans y parvenir par le biais de la parole. Les anorexiques sont d’ailleurs particulièrement mutiques au début de leur prise en charge. « Ce symptôme relève d’une construction inconsciente qui se fait à l’insu du sujet, mais qui est sans doute la marque de ce qui l’anime. Mais, il est aussi un symptôme dont le sujet tire satisfaction et auquel il n’est pas prêt de renoncer ! Ainsi nous pouvons constater que les jeunes filles se satisfont - à leur insu -de leur situation et ne veulent pas être aidées. » Il faut parfois plusieurs mois pour qu’elles se mettent à parler. Et quand le transfert est enclenché, elles parlent de ce qui les inquiète et en premier lieu : leur rapport au monde et à l’amour. Nos jeunes filles sont en quête d’un amour vrai qui les ferait exister comme jeunes femmes, loin des critères toujours plus objectifs de notre monde contemporain.

Nathalie Blanc

(1) Laboratoire 4050 Recherches en psychopathologie, nouveaux symptômes et lien social, Université Rennes 2.

Emmanuelle Borgnis Desbordes
emmanuelle.borgnis-desbordes [at] univ-rennes2.fr (emmanuelle[dot]borgnis-desbordes[at]univ-rennes2[dot]fr)

 

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