Pédaler pour se réapproprier la ville

Carte blanche

N° 431 - Publié le 12 août 2025
Photo d'une personne faisant du vélo en ville
© KROKO021 - ADOBE STOCK
Portrait de Maëlle Lucas
Carte blanche
Maëlle Lucas
Géographe, chercheuse associée au laboratoire Espaces et sociétés à Rennes.

Magazine

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Bogotá est l’une des métropoles les plus cyclistes d’Amérique. En mars 2020, elle était la première ville au monde à installer ce que nous avons appelé en France les coronapistes1. Et en 2023, 7 % de tous les trajets quotidiens dans la capitale colombienne étaient réalisés à vélo. Toutefois, si l’on regarde l’usage de ce mode de déplacement selon les secteurs de la ville, on observe de fortes disparités : les classes populaires qui vivent en périphérie présentent un usage du vélo bien plus important – jusqu’à 15 % de part modale2 – que les classes aisées.

Pratiques collectives militantes 


Pour expliquer la hausse constante de la pratique du vélo à Bogotá depuis une vingtaine d’années, il est intéressant de se pencher sur le rôle des collectifs militants, qui organisent régulièrement des balades dans certains secteurs de la ville. Ces groupes ont essaimé du centre vers les périphéries, et chaque localité3 de l’ouest de la capitale compte au moins un collectif pro-vélo.
Ces groupes sont organisés par des citoyen·nes, et diffusent leurs actions via les réseaux sociaux. Certains s’adressent en priorité aux femmes, qui ne représentaient en 2023 que 28 % des cyclistes à Bogotá. Outre les sorties conviviales destinées à familiariser des publics cyclistes à leur ville la nuit, certains collectifs féministes organisent des actions d’urbanisme tactique, pour proposer l’aménagement cyclable d’un carrefour ou d’une chaussée par exemple. Ces femmes militantes expliquent leur démarche par la volonté de concevoir un espace public plus sécurisé, plus accueillant et qui tienne compte de ses usager·ères les plus vulnérables. Ces aménagements « pirates » sont parfois formalisés et pérennisés par les autorités locales, ce qui légitime l’action de ces collectifs.

Penser la ville avec les habitant·es


En nous intéressant à ces engagements militants et à ces pratiques de déplacement, il est question de reconnaître la capacité d’agir des habitant·es. Cette focale portée sur les groupes militants ne doit pas occulter la diversité des pratiques cyclistes. Elle doit au contraire nous inviter à remettre en lumière les pratiques populaires quotidiennes du vélo, non militantes, souvent informelles. C’est notamment le cas des mobilités de care4, assurées majoritairement par des femmes, lorsqu’elles transportent leur enfant sur leur vélo par exemple. Ces pratiques sont prises en compte dans le projet des « îlots du care5 », développés à Bogotá sous l’influence de ces mouvements féministes, et qui proposent d’assister les femmes dans leurs tâches quotidiennes de « travail domestique mobile » (Gilow, 2019). Ces politiques publiques, adaptées au contexte local et aux personnes concernées, tiennent compte de pratiques quotidiennes invisibilisées pour aménager la ville.
Nous avons probablement beaucoup à apprendre des pratiques d’aménagement en faveur du vélo à Bogotá. Il est nécessaire de repenser la ville à la hauteur de ses habitant·es, non pas uniquement en recueillant leur avis lors de consultations ou de projets participatifs, mais en cherchant à comprendre finement ce que leurs pratiques révèlent de leur rapport à l’espace habité et de leurs expériences de déplacements. C’est l’une des conditions pour que l’aménagement urbain puisse répondre aux défis d’une ville plus durable et plus juste.

1. Pistes cyclables temporaires installées pendant la pandémie de Covid.
2. Part de tous les trajets effectués à vélo sur l’ensemble des trajets.
3. Localidad en espagnol, comparable à un arrondissement.
4. « Tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde » selon Joan Tronto (2009). Ce terme anglophone, utilisé tel quel en français, renvoie à une conception féministe du soin et de l’attention apportés à autrui – ici, les membres de la famille et de l’entourage.
5. Manzanas del cuidado en espagnol.

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